Tous les récits que vous allez découvrir sont ceux que François Secrétejar, m’a confiés comme autant de trésors. Devenu mon meilleur ami, François Secrétejar, clerc de notaire désabusé, poète conteur « Chimériste » comblé, et enfin berger, voulant rapprocher par sa sagesse, mais sans orgueil, ni prétention, le ciel et la terre, me les légua au terme heureux de sa longue vie.
Il était une fois dans une grosse bourgade de la moyenne montagne du Tarn verdoyant qui s’appelait Brassac. La rivière Agoût traversait, d’un pas tranquille, cette charmante petite ville. L’hiver, il y faisait assez froid, mais l’été la température restait agréable. Sans doute la proximité des forêts de pins et de sapins en était, en partie, responsable. Trois ou quatre vieux ponts de pierre le « dos courbé noueux, mais solide » permettaient aux villageois de passer d’une rive à l’autre de l’Agoût.
François habitait un deux pièces tout en haut d’une de ces maisons de village. De ces maisons plus hautes que larges où l’escalier est une pièce à lui tout seul. Une sorte de pièce commune à tous les locataires, organe respiratoire et cœur en même temps de cet empilement d’étages ou l’on parlait, mangeait, dormait, et même se disputait. Dans l’escalier, on percevait les bruits filtrant à travers les portes des logements et on respirait aussi, se succédant dans un étrange mélange, les odeurs de frichti et d’encaustique.
Chez mon ami François, une pièce minuscule aménagée en chambre donnait sur l’arrière de la maison. La vue portait très loin. Par-dessus les toits on apercevait les premiers contreforts de la Montagne Noire, tirant son nom des forêts de pins sombres et serrés qui la couvraient. La pièce de vie, celle où à chacune de mes visites François me recevait, était plus vaste. Elle servait tout à la fois de cuisine, salle de séjour et salon. Une douce atmosphère émanait de cet endroit. Quelques livres, disques, et films enregistrés garnissaient des étagères, sommaire bibliothèque. Une fenêtre plus large que celle de la chambre donnait sur la place St Georges, une des nombreuses places du village.
A l’ombre de très vieux platanes et de quelques tilleuls odorants, aux heures chaudes de l’été, venaient là quelques hommes coiffés de bérets noirs (avec le pli sur le devant à la mode occitane) ou de chapeaux de pailles blondes, cerclés d’un large ruban noir. Ils jouaient aux boules, ou devisaient tranquillement assis sur de vieux bancs de bois à la peinture délavée. Quelques rares femmes venaient les observer, pour ne pas dire les surveiller l’air de rien, écoutant les conversations -parfois grivoises- de leurs maris. Dans ces cas là, gardiennes de l’éducation, ces femmes, rudes à la tâche, souvent vêtues de noir, décochaient à leurs hommes des regards furibonds, remettant pour quelques instants de l’ordre dans les propos.
A chacun de nos rendez-vous, François m’attendait la pipe au bec assis dans un immense fauteuil à oreillettes. - « Oui, « Chimériste », moi aussi j’aurai une belle plaque dorée sur ma porte, mais au lieu de leur porter la jalousie, l’envie, le malheur, et la désunion, j’apporterai à mes clients, du rêve, de l’espérance tellement plus belle que l’espoir, le goût des choses simples, belles, gratuites. Il y a tellement de gens autour de moi, aujourd’hui qui ont besoin de rêves et de Chimères. Voilà, c’était ça mon idée. L’espérance est plus belle que l’espoir, parce qu’elle est féminine. Les femmes sont plus aptes que les hommes à donner les rêves, sans doute parce qu’elles portent en elles la vie des enfants. Les enfants sont tout au long de toutes les civilisations, l’avenir de l’Humanité ». A cette déclaration, je fus sous le charme, cet homme là me plaisait.
François Secrétejar (l’homme qui porte les secrets trop lourds des autres – c’est cela la signification étymologique de son nom de famille), honnête, fort consciencieux, s’ennuyait tellement au fond de l’étude de son maître : petit, tout petit notaire à Brassac, dans la Montagne Noire. Un jour de grande tristesse, il décida d’abandonner cet emploi. Il n’y côtoyait que les petits malheurs, mesquineries, que se faisaient, méchanceté déployée, des tas d’héritiers. Manifestant plus d’avidité pour les biens accumulés dans la souffrance que de respect dû à leurs défunts. Ils étaient censés les remercier d’avoir réussi à leur laisser quelque argent, quelques arpents de terre, malgré leur pauvreté, malgré les temps difficiles et autres coups du sort, ils n’avaient à l’esprit que de savoir quel serait celui d’entre-eux qui raflerait la totalité de la mise.
Devant ce spectacle de haines, de rancœurs, souvent si anciennes, que les protagonistes en ignoraient même les véritables origines, François Secrétejar était en train de périr à petit feu. Perdant le goût du « beau », le plaisir des rires et des chants, le sens de l’amitié. Un jour un peu plus gris que les précédents, le regard lointain perdu au-dessus des piles de dossiers (se disant, à la hauteur de celles-ci, qu’il ne pouvait pas y avoir sur cette terre ingrate que de mauvaises gens), François, le petit clerc de notaire , se dit un jour, enfin libéré de l’immense sentiment d’inutilité de sa vie : - «Je vais tout quitter, abandonner ces gens sans scrupule, sans conscience, je vais me faire « Chimériste ».
François Secrétejar donna son congé à son patron notaire, sans plus lui donner de raisons, car il se douta que celui-ci ne le comprendrait pas. Ayant quelques petites économies, il se rendit acquéreur d’un tout petit local. Un « Chimériste » n’a besoin que de peu de place. Une table, trois chaises, un porte-manteau, vinrent meubler l’espace. C’est son esprit, son écoute, sa parole qui font son fond de commerce. Sur sa plaque dorée en lettres rondes François fit graver son nom, son prénom, la mention sur « rendez-vous » et le numéro de téléphone. Il y fit graver aussi l’invitation suivante, qu’un poète besogneux et de peu de scrupules lui vola peu de temps après :
« Apprenez sans peur… Apprenez sans peur, en douceur, A vous asseoir au bord de votre cœur A plonger avec délices et bonheur Dans les profondeurs insondables Captivantes, troublantes Parfois même magiques De l’imaginaire. Si la vie ne vous sourit pas Rien, ni personne ne vous empêche d’y mettre du rêve ou une chimère ».
L’invitation, ainsi que le reste de la gravure, eurent raison des derniers sous de mon ami. Mais quelle belle plaque ! Le mur à droite de la porte était tout juste assez grand pour la supporter. Dans le village, peu d’habitants savait ce que pouvait être une « Chimère ». Pourtant, sentant d’instinct qu’il y avait du bonheur là-dessous, très vite François Secrétejar devint François « le Chimériste » et connut un certain succès.
Lorsqu’il me raconta, au tout début de notre relation, cet épisode de sa vie, François Secrétejar en était tout ému, sa voix en tremblait encore d’émotion. - « Pourtant le temps et l’expérience ont passé, me disait-il : « juste un début, à peine un commencement de sagesse », ayant blanchi mes tempes et semé quelques rides autour de mes yeux. Je devrais être détaché, presqu’indifférent, avec tout ce que depuis ces moments là, j’ai vécu, entendu, recueilli, ressenti et restitué ».
Un soir, très tard, un très jeune homme, à son tour, sonna à la porte de François. Celui-ci, comme à son accoutumée, vint ouvrir, sourire aux lèvres et main ouverte, franche et tendue. Dans l’encadrement de la porte, se présenta un étranger au village, grand, d’allure forte, très beau, mais le regard des gens qui se sentent comme traqués. Les gestes fébriles, se dandinant d’un pied sur l’autre, ce qui ne faisaient qu’augmenter le trouble émanant de sa personne, il s’adressa, en ces termes, à François le Chimériste : - « Je viens de très loin, j’ai pris un long train, très rapide, mais qui s’arrêtait dans toutes les gares, ce qui ne servait donc à rien qu’il le soit. Je viens de très loin, le train à roulé longtemps, très longtemps, je ne sais pas combien de temps, je suis fatigué, si fatigué.
Je m’appelle heu !! Heu, je ne sais plus comment je m’appelle… Peut-être que je m’appelle Erdé, ou peut-être autrement? Je ne sais plus. Je suis parti depuis si longtemps. Aux trains succédaient d’autres trains. D’où je suis parti, il faisait grand froid. Je viens de si loin, vous savez. J’avais si peur de ne pas parvenir à vous trouver. »
- « Je suis clown-poète et j’ai perdu mon rire, ou peut-être me l’a-t-on volé? Ou peut-être seulement emprunté? Je ne saurais accuser quelqu’un de ce vol sans avoir de preuves. Mais comprenez-moi, que puis-je devenir si je ne retrouve pas, mon rire, sans lui je ne suis plus rien. On n’a jamais vu un rire seul sans clown-poète autour. Pas plus qu’un clown-poète sans rire, cela n’a plus de rime, plus de vie, plus de sens, que des interdits de spectacles. Interdits d’enfants chantant, hurlant mon nom, riant à leur tour. Plus que des interdits de battements de mains au-dessus des têtes privées des rires, interdits de battements au-dessous des pieds frappant les gradins de bois prêts à s’écrouler. Vous voyez monsieur il ne s’agit pas que de mon rire, mais sans lui, rien ne peut exister, c’est ma vie, c’est mon métier. Et je ne fais pas rire que les enfants, il existe aussi beaucoup d’adultes qui veulent rester des enfants, et puis, il y a aussi tous ceux qui redeviennent des enfants, l’espace d’une soirée, rien qu’en me voyant, comme par magie. Hommes, femmes, grands-parents, tantes, oncles, c’est comme une contagion! L’épidémie d’une bonne maladie… Mais sans mon rire, tout cela n’a plus de sens. Je ne sers plus à rien, c’est tout ce que je sais faire. Mon dieu que vais-je devenir ? »
Plus le discours du beau jeune homme progressait, plus sa fébrilité et son angoisse augmentaient. A son terme, lorsqu’il eut épuisé tout les mots qui lui étaient venus, parfois de façon si répétitive, il était totalement épuisé et au bord des larmes. François Sécretejar en fût bouleversé et prenant le beau jeune homme dans ses bras, il accomplissait un tel geste pour la première fois, mais l’état même du clown-poète le justifiant, il lui dit : - « La perte de son rire pour un clown peut être irréversible, il était temps que vous arriviez pour me rencontrer. Vous avez eu raison de vous accrocher à cette idée car je crois que je peux vous aider. Tout du moins je vais m’y employer. Je sens bien vôtre fébrilité, vôtre inquiétude. Mais ce n’est ni l’une, ni l’autre qui vous ont fait perdre votre rire. Elles ce ne sont que les symptômes de la disparition de votre rire. Alors calmez-vous, respirez franchement, puis lentement, en alternant les deux manières. Vous devez reprendre votre calme. Vous êtes d’un naturel angoissé. Mais non! Ne vous en excusez pas! Vous êtes un artiste et tous les artistes -surtout ceux qui nous font rire- sont angoissés comme vous. »
- « Un soir, dernièrement vous étiez en représentation devant un parterre composé de beaucoup, beaucoup d’enfants et de quelques adultes qui le sont restés, mêlés à d’autres l’étant redevenus… Enfin, votre public classique. Tout se passait bien, vos gags et vos tours de magies déclenchaient les rires, vous les sentiez monter du fond de la salle. Il n’en manquait pas un. N’étais-ce pas ainsi que cela se déroulait ? Mais avant même, que le jeune et beau clown-poète ne réponde, François Sécretejar (le porteur de secret) avait repris la parole : à un court moment vous avez fait une pose respiratoire tout à fait naturelle, et votre regard a croisé le regard d’une petite fille, et celle-ci, vous dévisageait, mais elle ne riait pas. Vous ne comprenez sans doute pas où je veux en venir. Ecoutez-moi, mon jeune et beau clown-poète : les rires, tous les rires que vous voyez et entendez, sur tous les visages que vous avez en face de vous durant une de vos représentations, sont autant de milliers de miroirs, qui vous renvoient une image unique d’Amour.
Une image unique, pas une image fractionnée. Ces rires sont le reflet multiplié par dix, par vingt, par cent de votre propre rire. Et cet Amour c’est celui dont nous vivons tous quotidiennement. L’Amour de soi-même se lit sur les visages heureux de ceux que l’on rend heureux. Cet échange entre deux visages, comme un le rond né du jet d’une pierre dans l’eau paisible d’un lac, se multiplie, presqu’à l’infini. Vous ne pouvez faire rire que si vous voyez l’Amour sur les visages qui vous observent. Ces figures rondes d’enfants rient de l’Amour qu’ils voient sur votre visage. L’échange marche, si les rires s’échangent. Mais ce soir là, avant que n’entrepreniez ce long voyage vers moi, croyant que vous aviez perdu votre rire, c’était une jolie petite fille qui avait perdue son rire. Vous n’avez vu qu’elle. Vous avez pensé au précepte : « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». En un sens cela aurait pût être ainsi, mais je vous rassure, il n’est pas question de ce cas de figure. Vous étiez dans une phase de reprise de vos forces, peut-être un peu fatigué, en fin de représentation et elle pouvait simplement, vu son âge, avoir le sommeil qui commençait à la gagner, l’empêchant de profiter au maximum de votre talent.
Soyez rassuré, vous allez rentrer, lentement, tranquillement, en prenant le temps de vous reposer, prenez quelques jours de vacances en famille, et méditez sur ce que je viens d’essayer de vous montrer. Le rire, les larmes, la joie, la peine, parfois peuvent être des éléments déterminants de nos vies, mais qui échappent à nôtre contrôle influencés par d’autres éléments extérieurs ou non, eux-aussi, à nos vies. Regardez-vous en arrivant, dans le regard de vôtre compagne, dans celui de vos enfants et ce n’est que là que vous verrez si vous avez perdu votre rire. Et croyez-moi, je suis sûr, que ce n’est pas le cas, puisque simplement face à moi vous souriez, c’est qu’en moi, vous avez lu le rire que j’imagine vous provoqueriez si j’étais un de vos spectateurs. Moi, je suis de ceux qui sont restés des enfants. Comme vous d’ailleurs ».
Ainsi, notre beau jeune clown-poète suivit les conseils, toujours aussi plein de sagesse, de notre « Chimériste ». Ils partagèrent un délicieux repas et il l’hébergea pour la nuit. Au petit matin le voyageur reprit sa route et il fit exactement comme François le lui avait dit: Il prit quelques jours de vacances. Le premier soir, de la première représentation suivant cette étrange histoire, il constata, rassuré, que pas un rire ne manquait à l’appel dans les gradins. Cela le rassura sur son propre rire et sur son avenir de clown-poète, pourtant parfois si difficile. Dès le lendemain, il écrivit à François Sécretejar, pour le remercier. Lui dire que tout était simple, que souvent c’était nous qui compliquions nos vies et celles de tout ceux que nous voulons aimer dans nos désirs de perfection. Mais le détail de cette missive, François Sécretejar, ne me l’a point révélé. Me disant : « Toi aussi tu dois apprendre à chercher ta Chimère ».
EPILOGUE… Au bout de quelques années, si intensément vécues qu’il ne les avait pas vu s’écouler -buvant chaque seconde qui passait et s’étant tellement nourri dans cette fréquentation des hommes et des femmes- François Sécretejar le Chimériste, décida après mûres et mûres réflexions, ayant selon lui, finit son apprentissage-instruction auprès des humains, d’aller parfaire celui-ci auprès des animaux. Il le décida, non sans s’y être préparé auprès d’un maître berger (justement un de ses anciens « patient ») auprès duquel il passa de longs mois et ferma son minuscule cabinet, où reste encore sa belle plaque et son : « Apprenez sans peur… Chère Manon, cher Téo. Chers enfants de la terre entière, comme l’on dit toujours sur ma terre lointaine, là-bas où l’accent va en chantant, en attendant, peut-être une autre « historiette », pour l’heure je vous dis : « Clic clac moùn counte es aquabat, boun soun ». ("Clic Clac, mon conte est achevé! Bonne nuit! »)