Cela faisait un moment que l’on se regardait tous les deux, un moment que l’on s’observait, comme si on allait se parler et avoir une bonne conversation. Je suis sûr qu’elle en a envie, autant que j’en ai envie. Alors on reste là à attendre que ce soit l’autre qui commence, mais cela ne vient pas.
Remarquez, sans se parler, on arrive à se comprendre, elle et moi. Un certain regard, plein de tendresse de sa part, m’interpelle. Elle a besoin de quelque chose, souvent pareil, et moi je le lui donne et elle m’en est reconnaissante. C’est une histoire d’amour sans parole, mais avec un air de tendresse, d’affection réciproque.
Pourtant, avec son air de diablesse, je devrais me méfier. Mais moi, je lui trouve le même charme qu’un ange. Quand elle me regarde avec ses yeux si doux, je fonds, je ne peux rien lui refuser. Il m’arrive pourtant de lui faire quelques reproches, et elle, elle fait comme si elle ne comprenait pas ou elle boude. Je ne suis pas dupe, mais compréhensif.
Elle et moi, on ne parle pas la même langue. Je m’exprime dans un français plutôt correct, choisissant les mots les plus simples pour être sûr qu’elle me comprenne. Il y a certains mots qu’elle capte tout de suite, surtout quand elle a faim. Sans jouer les prétentieux, je cuisine plutôt bien, mais pour elle, pas besoin d’imagination, elle mange tout ce que je lui donne.
Léna, c’est son nom, n’est pas compliquée. Elle ne parle pas le français, c’est tout. Elle ne parle pas espagnol, ni italien, ni anglais, ni portugais, ne connait pas le russe, encore moins le chinois ou le japonais. Tant mieux d’ailleurs, car à mon âge, ce n’est pas envisageable de reprendre des études, et en plus, c’est inutile.
Léna parle, (si je peux m’exprimer ainsi), le »miaou». C’est normal, c’est un chat. Enfin une chatte, une jeune féline de dix mois, avec un beau poil noir, et des yeux d’une magnifique couleur jaune.
C’est la nuit, quand je sors du sommeil et du lit pour quelques envies, qu’ils sont à leurs apogées, qu’ils brillent le plus. Ils sont magiques : le soir, ils brillent comme un phare, et le jour, le jaune s’estompe et se noie dans le noir de l’iris. Et puis mon chat, il sait faire quelque chose dont je ne savais pas ces bêtes-là capables.
Je sais, vous allez croire que je mens, que je fabule, tel Esope, mais je m’en fiche. Si Léna ne parle pas (vous savez pourquoi), elle me fait des clins d’œil, des clins d’œil d’un magnifique jaune d’or, des trésors de clin d’œil.
Aussi, quand à quelques jours du terme, je compte le solde (le solde, c’est ce qui reste de mon salaire à quelques jours de la paye, c’est-à-dire pas grand-chose) de ma rémunération de fonctionnaire moyen, je me verrai dans une grande précarité, si je n’avais pas ce trésor. Bien sûr, je n’ai pas adopté la poule aux œufs d’or, qui m’aurait rendu plus riche, ou encore un de ces chiens impressionnant genre Doberman, qui m’aurait rendu plus tranquille dans ce monde agité, ou bien une autre curiosité animalière, qui m’aurait attiré la foule des curieux.
Mais non ! Moi je préfère vivre avec Léna, ses miaous et ses ronrons, même si par moment, elle est un peu exigeante en câlins et en caresses, qu’elle est pressée et me fait savoir bruyamment quand elle a faim, qu’elle ne supporte pas que je ferme les portes, même celle du balcon (heureusement, l’hiver est cette année d’une douceur surprenante), pour pouvoir circuler comme elle l’entend.
Je la comprends, étant moi-même d’une nature indépendante. Quand dans ma vie, il fait tout gris, il me suffit de caresser son beau pelage noir pour retrouver l’espoir, et d’un petit clin d’œil pour que le bonheur et ma bonne humeur revienne…