Un jour je prendrai "le chemin des arbres"

« Il était une fois à La Romieu, mon petit village de la campagne gersoise, du temps où j’étais menuisier-ébéniste… » La voix usée tout à la fois douce et rocailleuse de Joseph, mon aïeul comme à l’accoutumé, commença ainsi le récit que j’ai eu l’envie de partager avec vous toutes et tous – petits(es) ou grands(es). En ces instants aussi rares que précieux, tous mes sens étaient en éveil. Je retins mon souffle. Il commença: « L’arbre, c’est du bois chaud et de la sève au cœur. Les arbres me connaissent aussi bien que je les connais.

Ma vie s’est déroulée en copeaux d’acajou, de charme, de sapin, de tilleul, de frêne, de châtaignier ou de chêne. Ma vie, c’est mon rabot, mon établi, mes gouges, mes chevilles, mes clous et mon bois. Toutes ces planches empilées là bas au fond sous mon appentis. Ma vie, c’est tenon et mortaise. Encore aujourd’hui, malgré mon grand âge, quand mon bois chante, je chante avec lui. Il se moque pas mal de ma voix éraillée, enrouée. Heureusement puisque c’est sa sciure qui me l’a cassé ma voix. Mon bois craque, il joue tout au fond de mon atelier, dans sa chaude poussière.

- Tiens, le vent va tourner, la pluie menace, ici l’humidité revient. Ces guetteurs, ces vieux dont je te parlais l’autre jour, surveillent les cieux et l’horizon lointain, les mains en visière, moi je regarde mon bois et je me dis père Joseph, tu vieillis, mais ton bois garde sa sève, lui. Il bouge, il te parle, il vit aussi sa vie, il se souvient. Eh oui, mon garçon! Le bois se souvient du vent, de la neige, de la pluie, du feu du soleil, du gel de l’hiver, des mauvaises intentions de certains hommes, comme du canif des enfants qui le marquent de deux cœurs entrelacés. Mais est-ce encore de ce temps de marquer les troncs de deux cœurs entrelacés ? Crois-moi mon p’tit, le bois se souvient du temps qui passe.

Il nous dit des secrets que nous portions, sans le savoir, au fond du cœur. Ou des secrets que nous pensions avoir oublié. Cela nous aide à comprendre le sens de la vie. Cela nous rassure. Ah, mon garçon, j’en ai construit des lits, des tables, des armoires, des buffets, des berceaux, des vaisseliers, et des coffres, des étagères, des bancs et des tabourets. Tu sais de ces lits carrés, solides, bien calés dans un angle de la chambre. De ces lits qui abritent au petit matin, la douce quiétude des enfants et même des grands, jamais rassasiés de caresses et de tendresse. Jamais désaltérés par tant d’embrassades. Tous ces ouvrages nés sous mes mains râpeuses, eux aussi, continuent de vivre. Même lorsque leurs usagers ont disparus ; ils nous racontent leurs histoires, si nous savons y prêter l’oreille.

Ils vous diront de ces hommes, de ces femmes, de leurs enfants et petits-enfants, les petits secrets. La couleur de leurs yeux et la saveur de leurs baisers. Ils vous diront tous leurs défauts, leurs joies, leurs bonnes ou mauvaises habitudes, leurs disputes, et leurs réconciliations. Leurs rires et leurs larmes. En ce temps là mon petit, poursuivit Joseph, ma scie ronronnait, mon rabot faisait jaillir les copeaux. Petites spirales brunes ou blondes, tels des frisottis de jeunes enfants, tombant sur mes sabots. Eh !! Tu es incrédule mais, il n’y a pas si longtemps, on portait encore des sabots!

Les copeaux, spirales brunes ou blondes, comme une neige aux odeurs de septembre ou une Pâques aux senteurs de fagots. L’odeur du bois, au début quand on n’est qu’un grouillot, un arpète, c’est comme l’ostensoir pour l’enfant de chœur distrait. Une sorte de saint Sacrement que l’on porte en soi presque sans y penser. Puis les années passent cela devient du sérieux, comme une deuxième naissance – comme l’hésitation des petits pas chancelants d’un nourrisson – l’émoi des premiers mots amoureux. »

Je fermais un peu les yeux. Je respirais. Je humais. J’hésitais. Je cherchais dans la mémoire de mon nez. Je comparais, la mémoire de mes odeurs. « Comprends-tu mon garçon ? » Le silence seul répondit en acquiescement au conteur. Je n’ai pas osé lui dire quoi que ce soit. Je buvais ses paroles, comme on boit à une source pure et fraîche de la montagne.

Après cette seconde de pause, légère comme une plume, la voix un peu blanche repris: « Tout ce que je viens de te dire n’est qu’instinctif. C’est le bois qui est le maître – enfin, le premier maître – en second il y a eu le compagnon du devoir qui m’a pris à ses côtés – sous son aile. Ce Maître compagnon était tout à la fois bienveillant et terriblement exigeant. Au début le bois ne m’a rien laissé découvrir de lui. Ni de ses origines, ni de quel arbre il provenait, ni de quelle terre celui-ci a été arraché. Le bois ne m’a raconté aucun de ses secrets. Devant lui je suis incliné et, patiemment, j’attendais que le maître me dise les bons gestes à effectuer. Timidement, un jour, de peur de me tromper, car moi je ne sais pas,je me hasarde : « C’est du noyer, non… C’est du sapin! ».

Oh oui!! Au début, je me suis trompé souvent – et j’en ai en rougi. Chaque fois le compagnon me reprenait, un sourire indulgent au coin de l’œil. L’exigence et la bienveillance incarnée en un seul homme. - C’est seulement ainsi que les Humains progressent, lentement sur les chemins escarpés de la sagesse, me disait-il. J’ai eu honte, tellement honte. Le bois, comprends-tu, p’tit ne dis pas son nom. Le bois est vivant et fier, comme les Hommes. Le bois est noble. Au moins aussi vivant, fier et noble que la pierre.

Lui aussi sait résister à la main. Il ne se commet pas avec n’importe quel premier venu. Il n’étincelle pas sous le premier vernis. Il ne fait pas semblant. Il n’est pas là pour briller, éphémère. Il est là, lui aussi pour durer. Il garde ses tabous, ses distances. Il se mérite le bois. Il s’apprivoise peu à peu, juste au bout des doigts. Il se laisse flatter du regard, du plat de la main, dans une lente et délicate caresse, longtemps. Il est plein de senteurs. Tel une fiancée, le bois se fait désirer. Quelquefois, il s’irrite, met des échardes aux paumes des mains de l’apprenti malhabile, que j’étais.

Il est plein de reflets, de moisissures, de blondes veines de vagues d’écume enfermées. Des airs de chevelures féminines captives. Le bois te raconte la forêt, les chasseurs, le galop sourd et buté du sanglier qui charge hure baissée, le renard dont tu retrouves la couleur de la queue, à la surface d’une planche bien plane, là juste celle que tu viens de débiter. Imagine la queue d’un renard sous tes coudes appuyés à la table familiale. Il te fait entendre les milliers de chants d’oiseaux venus s’abriter dans sa ramure, du temps béni où il était encore fièrement planté au milieu de ses frères. Si tu prêtes une oreille attentive, tu entendras même leurs parades nuptiales. »

Après une courte pause, mon grand-père reprit: « Le bois mon garçon, le bois vient aussi bien du chaud que du froid. Le bois garde les souvenirs en lui. Les nôtres, ceux des vivants et ceux des morts. Ceux de toute la nature qui les a entourés, lorsqu’ils étaient dressés,grands et forts. Les arbres nous gardent, nous protègent, fiers, patients, fidèles et droits. Un jour, il y a très longtemps, entre eux et nous l’amour s’est gâté. Une sorte de divorce, un début d’injustice jamais réparé, une guerre qui n’a jamais cessé. Une cause de souffrance. Les arbres, eux, ont tout leur temps. Pas nous. On s’agite, on court sans cesse.

Sans jamais trop savoir, ni pourquoi, ni vers où. Une fuite en avant, éperdue et désespérée. Puis un jour, sonne l’heure de notre départ. Alors ils nous attendent. Toute notre vie, on s’impatiente. Les arbres,eux, patientent. Finalement, il nous faut, heureusement, bon gré, mal gré, quitter ce monde. Mais pour nous venger de ce départ auquel on ne peut se soustraire, cet embarquement au dernier quai du dernier port de la vie, on les amène, sots que nous sommes, avec nous en terre.

Dernières marques de la vanité. L’arbre est là tout autour de nous et ne dit jamais rien. Si les arbres pleuraient, appelaient au secours, nous traitaient d’assassins. S’ils gémissaient un jour comme nous pouvons gémir sans cesse. Essaye d’imaginer, mon grand, le vacarme assourdissant que cela ferait. Un jour, mes copeaux retrouveront leur sève. La sève, son arbre et l’arbre, sa forêt. Un jour, tous les lits, toutes les tables, tous les buffets, toutes les armoires, tous les berceaux que j’aimais pour les avoir vu naître de mes mains, refleuriront en terre sauvage. Ce jour là, mes outils- mon rabot, ma varlope, mes gouges, mes râpes, mon trusquin, mon pointeau- refleuriront aussi ».

Joseph mon tout premier maître, fit une pause, comme pour reprendre son souffle, un peu fatigué. « Alors je te le dis mon garçon, j’accrocherai au clou la clef de mon atelier. Je prendrai mon bissac, chausserai mes souliers ferrés. Je suivrai le tremble, le chêne, l’orme, le frêne, le noyer et le sapin qui m’ouvriront tous la route. Comme l’arbre va son chemin vers le ciel, les racines bien en terre, le faîte au vent. Ce vent si grisant et si puissant que l’on nomme chez moi : l’autan. Je prendrai moi aussi, enfin, « Le chemin des arbres », sans trembler. Pour qu’ils m’expliquent, ainsi, chacun à leur manière, la véritable nature des Hommes.»

Cette histoire je vous l’offre. Elle constitue la dernière chimère que j’ai écrite pour vous. Je vous la confie pour que vous en fassiez bon usage. Et comme on dit chez moi : « Clic clac moùn counte ès aquabat !!! Buon soun !!! »…« Clic clac mon conte est achevé !!! Bon sommeil!!! ».

Fin

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